Le témoignage de Laila

Laila

Laila aime sentir la pluie sur son visage.

Laila, 37 ans, est née et a grandi au Maroc, à El Jadida. Son masque et son voile noirs soulignent son magnifique regard et ses yeux si élégamment maquillés. Le jour de notre rencontre, elle est vêtue d’une tenue sportive moderne. Elle est aussi gracile qu’un petit oiseau. Elle semble si fragile. Mais quand elle commence à parler, elle se révèle incroyablement forte.

L’enfance et l’adolescence de Laila sont marquées par une grande pauvreté qui l’empêchera de finir ses études.

Elles sont marquées aussi par un violent manque d’amour à son égard de la part de ses parents et par des différences de traitement entre elle et le reste de sa fratrie.

Elle grandit en se racontant une histoire : celle de son adoption. Petite fille, elle cherche, dans la rue, parmi les passantes, celle qui pourrait être sa vraie maman. Elle s’imagine une belle histoire d’amour interdite dont elle aurait été le fruit. Et des retrouvailles heureuses, entre elle et cette femme qui l’aurait toujours cherchée, qui l’aurait toujours aimée. Mais quand elle se rend compte, au seuil de l’âge adulte, que cette histoire, elle l’a inventée de toutes pièces et que ses vrais parents sont bien ces deux personnes qui ne lui ont jamais manifesté leur amour, c’est pour elle une immense désillusion.

Elle n’a dès lors qu’une idée en tête : partir en Europe. Sortir de la pauvreté et se libérer de ses chaines familiales.

Elle rencontre un jeune homme belge d’origine marocaine, en vacances à El Jadida. Elle n’en est pas amoureuse mais il lui promet monts et merveilles : la liberté, des conditions économiques confortables. Il dit qu’il possède deux maisons.

Elle a 20 ans, l’âge où on pense encore pouvoir réaliser ses rêves. L’âge où en Europe beaucoup de jeunes partent en Erasmus découvrir des cultures différentes, des langues différentes, des manières différentes d’étudier, de s’amuser et d’aimer. Laila, elle, à vingt ans, espère juste une vie moins difficile.

Mais quand elle arrive en Belgique, elle déchante vite. Elle comprend que toutes les belles promesses étaient autant de mirages. Les deux belles maisons rêvées ne sont en fait qu’un unique taudis dans la banlieue de Charleroi. Le comportement de celui qui est désormais son époux change du tout au tout. Il se révèle vite un homme violent, qui va l’enfermer d’abord dans ses quatre murs, ensuite dans un périmètre très restreint à l’intérieur du quartier incluant l’école des enfants – ils en auront trois -, le Colruyt et la maison des beaux-parents. Son enfermement durera 14 ans.

Laila subit des violences psychologiques (insultes, dénigrement, humiliations, rabaissement continu…), physiques, sexuelles, économiques, administratives et sociales.

Laila, quand elle arrive en Belgique, ne parle pas bien le français. Evidemment il est inimaginable pour son conjoint d’envisager de lui autoriser de suivre des cours. Il serait inconcevable ne fut-ce que de lui procurer des livres et des cd pour tenter de l’apprendre seule. Mais Laila va ruser. Elle va demander à son geôlier des dvd, sous prétexte que les programmes en arabe l’ennuient, qu’elle voudrait regarder d’autres choses à la TV. C’est l’unique faveur qu’il lui concédera, rassuré qu’elle préfère rester à la maison à regarder des films plutôt que sortir se promener dans le quartier. Où elle pourrait rencontrer d’autres femmes, voire des hommes. Et briser l’isolement auquel il l’a condamnée. 

Le long chemin de Laila vers la liberté commencera sans doute là, face au petit écran. Elle va regarder les films en français, avec les sous-titres en français. Elle va mettre sur pause, revenir en arrière, arrêter de nouveau, répéter, revenir en arrière, réécouter… Aujourd’hui, elle ne sait même pas dire de quels films il s’agissait. Elle n’en a jamais regardé un jusqu’au bout.

Elle va mettre en pratique ses apprentissages dès qu’elle le peut aussi : avec le facteur, au magasin. Elle s’accroche désespérément à ces rares contacts sociaux. Et c’est impressionnant car elle parle et écrit extrêmement bien en français maintenant. Mieux que beaucoup de natifs francophones.

Laila aura trois enfants avec son conjoint. Trois garçons. Elle sent le poids des responsabilités sur ses frêles épaules : c’est seule et dans un climat de violences qu’elle devra les élever pour faire d’eux trois hommes respectueux des autres, y compris des femmes.

Dans son parcours de résistante – car c’est une longue guerre dont elle me fait le récit – elle va créer pour ses enfants des bulles de décompression pour pouvoir leur permettre de s’exprimer, après les épisodes de violences dont elle est victime, bien souvent devant eux. Des bulles rien qu’à eux quatre, qui leur permettront de semer les graines des arbres du verger qu’ils sont en train de cultiver en silence, en cachette.

Lors de notre première rencontre, Laila réussit à décrire avec grande précision ses émotions et à poser un regard critique sur la Laila d’avant le mariage – la jeune fille de El Jadida – et sur la Laila d’après, celle dont je fais la connaissance petit à petit – la femme libre qui se reconstruit. Mais la Laila violentée par son mari m’échappe. Je réussis un moment à me la représenter, quand elle me parle de la manière dont elle a tenté de préserver ses enfants ou qu’elle me raconte sa conquête clandestine de la langue française. Mais elle me ramène aussi vite à l’avant ou à l’après, comme si ou moi ou elle ou notre singulier duo n’était pas encore tout à fait prêt à faire face aux 14 années de violences conjugales qu’elle a du supporter.

C’est au cours de notre deuxième rencontre qu’elle s’ouvre finalement sur le sujet et me décrit son ressenti, durant toutes ces années, et, surtout, l’évolution de celui-ci. C’est étrange car ces mots qui n’ont pas pu être prononcés lors de notre premier rendez-vous, comme s’ils reflétaient une réalité trop complexe – peut-être teintée de honte ? – sont ceux que j’ai lus dans de si nombreux témoignages de femmes victimes de violences conjugales. Qu’elles soient Marocaines comme Laila, Belges ou Canadiennes. Qu’elles aient 20, 30, 40, 50 ans…

Comme beaucoup de ces femmes, Laila me décrit sa profonde tristesse, au début de la relation, face à un lien qui n’existe pas entre elle et son mari. Ou du moins un lien qui ne correspond pas à ses légitimes attentes. Pas un lien d’amour et de respect mutuel.

Comme ces autres femmes, Laila est envahie par une sensation d’échec.  

Comme ces autres femmes, elle nourrit le désir de changer l’autre. Au début, elle y croit.

« Puis, on comprend… »

Et alors on se détache des violences.

On devient comme un observateur détaché de son corps (ndlr : en psychologie, on appelle cela de la dissociation, et on retrouve ce phénomène chez énormément de victimes de violences).

C’est ce que me raconte Laila.

Qui s’empresse aussitôt de rebondir sur une image plus positive d’elle – je ressens en effet ce besoin viscéral de se rappeler et de rappeler aux autres qu’elle a réussi à reprendre le pouvoir sur sa vie, qu’elle le détient désormais et n’est pas prête à le lâcher.

Un jour, donc, elle trouve un cahier vierge et elle commence à écrire.

Laila fait le deuil de sa relation mort-née.

Pour ce faire, elle renoue avec la Laila d’avant, avec la jeune fille de El Jadida. Elle me raconte un épisode de sa jeunesse qui pourrait sembler totalement étranger à son histoire de violences conjugales et qui pourtant lui a permis, me permet même à moi quand je le reçois, d’élaborer mentalement une représentation de qui est vraiment, profondément Laila : une jeune femme qui ne lâche pas l’affaire, une jeune femme qui « fait le poids » – même si c’est un poids plume -, une jeune femme qui a, en elle, le pouvoir de renverser les oppressions.

Elle était ado et avait travaillé jour et nuit pour s’acheter ce blouson en jeans. Elle qui avait si souvent souffert la pauvreté, mieux que quiconque elle savait donner de la valeur à cette pièce vestimentaire qui la faisait se sentir belle et fière. Il faisait chaud ce jour-là dans les rues de El Jadida et elle avait retiré son blouson, le laissant pendre sur son avant-bras. Un vol à l’arrachée. L’objet de ses sacrifices qui s’envole en fumée, en un instant seulement. Laila n’a pas le temps de réfléchir : elle course le voleur. Elle est toute petite, Laila, et toute fine, mais l’adrénaline décuple ses forces. Elle court le plus vite qu’elle peut, avec un seul objectif en tête : récupérer le blouson. Elle croise un camarade de classe en vélo. Elle le lui emprunte. Elle roule à toute allure. Et moi avec tous mes stéréotypes et ma vision limitée du Maroc qui m’inspire des images d’une fantaisie littéraire éblouissante, j’imagine la jeune Laila dans les ruelles affolées de la casbah, je ressens presque les odeurs et j’entends les bruits et je la vois, là, devant moi et tous les badauds, en un bond sauter de la bicyclette sur le voleur. Et récupérer son blouson, sous les applaudissements de la foule. C’est bien elle, Laila. Et je comprends à quel point ce souvenir, sans doute un peu amplifié par le temps et la réélaboration mentale, a été crucial pour que la Laila trentenaire, séquestrée et maltraitée par son mari en Belgique, reprenne enfin le contrôle de sa vie.

Il y a autre chose aussi.

Désormais victime de violences conjugales, elle prend conscience que sa mère, elle aussi, en était une. Il y a des évidences qui ne nous apparaissent comme telles qu’a posteriori.

Laila comprend que rester accrochée à une attente est voué à l’échec et elle repense à sa maman.

« Je refuse d’être comme maman. »

Mais comment a-t-elle fait pour briser ses chaines, sortir de l’enfermement et échapper à la violence ? Ma question, restée en suspens lors de notre première rencontre, obtient une réponse lors de la suivante.

Un jour Laila est en retard pour venir chercher son fils ainé à l’école. L’enfant est assailli par l’angoisse. Il dit, devant un membre du personnel scolaire :

« Papa a peut-être tué maman ».

Voilà.

L’école va intervenir, convoquer Laila, soi-disant pour son fils, mais dans le bureau de la direction l’attend une professionnelle de l’association Maisons Plurielles. Laila parle. Elle dit tout. Et la personne en face d’elle va lui dire : « Mais Madame, vous n’êtes pas au Maroc ici : il y a des associations qui peuvent s’occuper de vous, il y a un foyer si vous partez, l’Etat belge ne laisse pas les victimes de violences sans rien. »

Laila ne savait pas, elle n’avait pas accès à ces ressources. Elle pensait à sa mère et à l’impossibilité pour elle de sortir de sa situation de violences.

Elle sait désormais qu’il existe un endroit pour elle, un « abri ». Elle préfère d’ailleurs ce mot à celui de foyer, car c’est bien de se mettre à l’abri des violences dont elle a besoin. A l’intérieur d’elle-même, elle a déjà fait pas mal de chemin.

Et un jour, elle part.

Elle ne me donne pas de détails, mais qu’importe.

Elle passera un an et demi au foyer de Charleroi

Elle me dit qu’à l’époque, elle vit ce passage au foyer comme une étape obligatoire. Elle en a besoin, elle le sent. C’est parfois dur. Elle est timide, elle n’est pas habituée à la collectivité. La confrontation aux autres, après des années d’enfermement, n’est pas simple – les paroles maladroites de certain.es font mal, très mal. Quand on a été victime de violences, les jugements et le manque de compréhension des autres sont vécus comme des coups de massue. Mais la vie en communauté est bénéfique malgré tout. Laila n’est plus seule. Et dans son parcours de survivante, elle rencontrera aussi des gens soutenants.

Je lui demande comment son ex-mari réagit à son départ. Elle me raconte :

Au cours de son hébergement au foyer à Charleroi, il lui demande de revenir, à plusieurs reprises. Il ira jusqu’au Maroc chez les parents de Laila pour tenter d’en faire des alliés. Ses parents appelleront Laila, en vain.

Il a une dépendance à l’alcool. Elle lui demande de se soigner. Elle reste vague quant à son hypothétique retour au sein du foyer conjugal, une fois qu’il serait guéri de ses addictions. Mais elle sait qu’elle ne retournera pas avec lui. Elle le fait pour lui et pour les enfants, un pieux mensonge pour qu’il trouve au fonds de lui la motivation d’arrêter de boire.

Aujourd’hui, elle a encore des contacts à travers les enfants, mais elle limite ces contacts, elle a bloqué son numéro.

Après toute cette histoire, Laila a fait le choix de ne pas porter plainte. Elle ne veut pas de bataille judiciaire. « Je ne vais pas quitter une guerre pour rentrer dans une autre. » La question des poursuites judiciaires est liée à un choix si personnel. Certaines femmes auront besoin qu’un jugement soit prononcé par le Tribunal. D’autres réagiront comme Laila.

Elle éprouve de la pitié pour son ex-mari. Et, étrangement, une forme de reconnaissance : elle dit qu’elle ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui, en ce moment présent, si sa vie avait été différente. Si elle ne l’avait pas rencontré. Elle me dit aussi :

« Si tout ça s’était passé au Maroc, où en serais-je aujourd’hui ? »

Elle n’est pas dans la colère, ni dans la vengeance.

Il l’a poussée à se défaire de tous ses masques. Il n’a pas réussi à la briser. Il a brisé une version d’elle qu’elle n’aime pas. La vraie Laila est intacte.

Maintenant, Laila est un soleil. Elle est brillante, dans tous les sens du terme. Et ça fait du bien de l’écouter car malgré son récit effroyable, elle est incroyablement tournée vers un avenir qui ne peut être que beau pour elle. Je refuse de croire qu’elle ne va pas être, enfin, une femme heureuse. C’est comme si elle venait tout juste de naitre, à quelques années seulement de ses 40 ans.

Elle avance, doucement, mais surement, dans son processus de reprise de pouvoir sur elle, sur la vie. Elle travaille sur le regard des autres. Elle apprend à relativiser. A cesser de se justifier pour tout, pour rien. Elle me fait rire en m’expliquant que ce matin, elle a décidé, envers et contre tous les diktats de la mode, de porter ses chaussettes noires avec sa tenue claire. Ce matin, c’était la victoire des chaussettes noires. Parce qu’elle aime les chaussettes noires, point.

Elle a un beau projet, Laila, pour sa nouvelle vie : celui, à son tour, d’aider les autres. Elle vient de commencer une formation pour devenir thérapeute.

Et elle tenait vraiment à partager son histoire. Elle aimerait tellement pouvoir aider d’autres femmes qui sont en train de vivre ce qu’elle a vécu. Ce à quoi elle a survécu. Et ce qui est désormais derrière elle.

Elle espère que son histoire pourra aider quelqu’une à ouvrir les yeux.

A réaliser qu’on peut toucher le fond, être convaincue qu’il n’y a aucune issue, et pourtant s’en sortir. Avec ses propres ressources, sa force intérieure. Ne jamais oublier que ce n’est qu’une facette de soi que l’autre s’emploie à anéantir. Se souvenir de toutes les autres facettes. Celles que personne n’arrivera jamais à briser.